Aimer…
Dire qu’il dépassait d’une tête la foule ou que ce qu’il dégageait le faisait apparaître seul à la lumière semble tellement évident au cœur amoureux qui battait dans ma poitrine, qu’avec le recul, j’aurais honte de le réduire à cette vision…
Ce que je ressentais pour lui n’avait rien d’aussi évident.
Je l’ai croisé un jour par hasard, presque sans l’apercevoir…
Puis, lors d’une rencontre professionnelle, nous avons été présentés l’un à l’autre par une amie commune. Sa discrétion parmi ces gens qui étaient en représentation, la sobriété à se présenter, le timbre de sa voix chaleureux et rassurant m’ont touchée.
Même si ses côtés brun et ténébreux le rendaient trop séduisant pour me sembler accessible, il était désirable. Au premier regard, il m’a semblé différent des hommes que j’avais l’habitude de croiser. Il a éveillé mon intérêt, malgré les défenses que je m’imposais après le dernier échec.
A son insu, je l’ai regardé. Je l’ai observé même.
Ses mouvements étaient posés, pas nerveux comme ceux des autres. Son discours était concis, précis, sa parole calme, ses démonstrations simples et éloquentes, son ton doux mais pas monocorde,… L’assemblée entière semblait séduite.
Moi, j’étais curieuse de savoir qui il était, quelle personne se cachait derrière le nom-prénom-entreprise inscrit sur le badge qu’il portait. Mais, comment trouver l’occasion d’un échange ? Il semblait tellement effacé et moi, assez mal-à-l’aise dans ce contexte aux enjeux professionnels, où le paraître était si important…
Je me suis surprise à m’imaginer le sortir de là pour m’isoler avec lui et l’obliger à me dire tout de ce qu’il est, d’où lui vient ce regard bienveillant, quelle réussite lui permet d’être serein dans cette ambiance, comment vit-il, que voit-il,… J’aurais dévoré ses réponses, bu ses paroles à l’ivresse, poussé les excès,… Des pulsions instinctives que je me suis empressée de faire taire devant l’inconnu qu’il était pour moi.
La journée s’est terminée sans que l’occasion ne me soit donnée de l’aborder. Mais, alors que sans le voir, j’allais quitter les lieux, mon amie, enchantée de l’avoir revu, arrive avec cet homme à l’attitude troublante accrochée au bras, comme si elle venait de décrocher la dernière création de chez Dior. Elle parlait fort, riait, me racontait que c’était une personne très en vue tout en déballant tout ce qu’il faisait sans qu’il ne puisse lui-même placer un seul mot. Je le regardais subir ce portrait de lui. Je comprenais aussi que cet apparent retrait ne devait être qu’un épiphénomène, un événement du jour puisque l’habitude semblait le placer au centre de toutes les attentions, féminines surtout.
Mon amie, avec son côté très « relation public », conclut son discours par un truc comme « je suis sûre que vous pourriez travailler ensemble, donne-lui ta carte ». Et nous voilà, tous les deux, gauche comme deux gamins de 15 ans à peine, à échanger nos cartes de visite sans grande envie. Enfin, il ne m’a pas paru très enthousiaste… Mais, après tout le laïus de Sandrine, moi-même, j’avais perdu une certaine curiosité tant elle avait été mal comblée.
Et, après un bref regard échangé, nous nous sommes séparés là. Enfin, il est parti et je suis restée là. Plantée. Comme si j’avais manqué quelque chose.
Les jours qui ont suivis, j’ai repensé à cette silhouette, à ses gestes quand il m’a été présenté, au regard direct qu’il m’avait porté avant de me laisser. Le contacter me démangeait sérieusement…
J’ai sorti, déplacé, pris en main et relue des milliers de fois cette carte de visite en prononçant son nom à voix haute pour me donner l’illusion de le connaître.
Envie ? Pas envie…
J’ose ? Je n’ose pas…
Allez, j’y vais, je le contacte !
Téléphone ?
Mail ?
Ffff….
Ou je lui envoie une invitation avec un mot…
Finalement, c’est Sandrine qui me donna l’occasion de le revoir. Elle avait invité, comme elle le fait toujours, plein de gens chez elle à déjeuner : des amis-clients, amis-fournisseurs, amis-d’amis…
Les premiers rayons de soleil, en ce mois d’avril, sortaient nos envies de la torpeur de l’hiver. Et ce jour-là, je suis arrivée d’excellente humeur avec la sensation que la journée serait bonne.
Il était là. Seul, installé sur une chaise, un peu à l’écart sur la terrasse.
Je ne savais pas qu’il serait là, mais mon cœur s’est mis à battre comme dans un fol espoir de l’approcher. Le contexte détendu et la chaleur printanière me donnèrent l’audace de tirer une chaise pour prendre place à ses côtés. Et sans un mot, je me suis assise et j’ai regardé dans la même direction que lui pour partager son regard.
Il n’a rien dit non plus. Mais, il semblait avoir accepté ma présence.
Je me sentais attirée… J’étais là, avec toutes les questions que j’aurais voulu poser sans parvenir à sortir un seul son… Dans ma poitrine, un chamboulement était en marche et ma raison ne contenait plus cette pulsion instinctive qui me poussait vers lui en me rendant muette. Alors, comme pour vérifier qu’une approche tactile serait tout aussi évidente que l’attirance éprouvée, je lui ai pris la main. Comme ça, spontanément.
Surpris, il a retiré la sienne. Il m’a jeté un regard fugace mais défensif, presque tueur. Et il est parti...
Je me suis sentie stupide…
J’avais l’impression d’avoir effrayé un chat sauvage sur le point de se laisser apprivoiser. Et, voilà ! Une trop belle occasion gâchée par un geste totalement inapproprié à notre niveau de connaissance. Je m’en voulais de l’avoir fait fuir alors que j’avais tant voulu être aussi près.
De chez moi, j’ai tourné et retourné la scène dans mon esprit. J’ai eu honte de mon geste. J’ai savouré le souvenir de son regard noir. J’ai nourri la sensation du toucher de sa main, une douce décharge au désir. J’ai sombré dans le désespoir d’avoir gâché l’envie et l’occasion. J’ai espéré d’autres rencontres sans plus jamais oser les provoquer…
J’avais sa carte de visite dans le premier tiroir de mon bureau, sur le dessus bien en évidence, mais je n’y touchais pas. Je la regardais parfois en ruminant quelques regrets.
Mais, je ne pouvais me le sortir de l’esprit. Je pensais à lui tous les jours. Il comblait tous les moments de répit de mon esprit…
Il aurait été simple d’en toucher un mot à Sandrine pour provoquer une autre occasion, mais j’avais la sensation que je pourrais avoir une relation différente avec cet homme-là. Je ne voulais pas être questionnée sur mes envies, mes désirs, mes pulsions. Je ne voulais pas d’aide, ni de conseils. Mon instinct me disait d’y aller, seule et sans artifice, simple et naturellement, spontanée et guidée par l’évidence de cette attirance, cette irrésistible attraction.
Finalement, nous nous sommes retrouvés régulièrement dans les mêmes lieux, et progressivement, nous nous sommes rapprochés. Malgré nos tempéraments sauvages, nous avons appris à nous parler, seuls au milieu des autres.
Ma vie, ponctuée par ces rencontres éphémères mais régulières, avait pris une autre saveur. Mes envies reprenaient sens. A chaque fois, je voulais le regarder sans qu’il le sache, sans que personne ne le voie. Je le voulais pour moi seule. Je laissais toutes les autres le regarder, l’approcher, l’emmener parfois. Un seul regard de sa part, quelques mots échangés suffisaient à combler mes envies et nourrir mon désir jusqu’à la fois suivante. Il pouvait se partager entre toutes mais mes regards étaient exclusifs.
J’avais envie qu’il me voie sans me désirer, qu’il me parle et qu’il m’écoute sans me désirer, qu’il me découvre sans me désirer, qu’il me porte un regard masculin sans me désirer,…
S’il l’avait exprimé, je ne lui aurais pas permis de m’aimer.
Alors que moi, je brûlais du désir de le toucher, de reproduire cette décharge qui avait parcouru mon corps quand ma main avait pris la sienne, il y a si longtemps déjà…, de sentir la chaleur de sa peau, manger ses lèvres en plongeant dans son regard détaché, presque distant.
Je voulais apparaître sans qu’il me regarde, qu’il me sente sans me voir, qu’il me touche par hasard.
Je vivais avec des œillères, ne pensant qu’à lui, ses mots, ses gestes, son parfum. Je ne me nourrissais plus que de souvenirs cultivés avec précaution d’une fois sur l’autre. Et ma silhouette a commencé à trahir mon trouble…
Mais, je me sentais bien, encore au Printemps quand le froid est revenu, naïve au temps des bourgeons, réchauffée au soleil de ses regards sporadiques et tellement attendus… Je savourais la sensation de ce désir croissant que je laissais me consumer doucement.
Nous avions appris à rire ensemble. Je lui ai découvert un humour mordant, tranchant qui a trouvé son autre dans ma répartie acérée. L’amusement de nos échanges a fini par créer une certaine connivence et nous partagions de plus en plus d’apartés au milieu de nos groupes.
Nous étions au comble de la séduction sans l’admettre.
Parfois, nous avions trouvé des prétextes pour passer quelques moments ensemble, de courts instants, juste lui et moi. Personne d’autre.
C’est un caillou qui nous força la main en retenant mon pied pour me plonger dans ses bras.
Et j’ai plongé dans son corps. Ses bras qui m’enlaçaient m’ont procuré une douceur infinie, un appel à rester. De cette étreinte brûlante, nos corps nus ont fusionné dans un désir partagé, une pulsion charnelle qui a chassé toutes nos retenues.
Mes mains ont parcouru son corps pour explorer toutes les sensations que pouvaient me procurer le toucher de sa peau. La douce découverte s’est rapidement muée en une rage de mêler nos corps, se palper, une impatience à se posséder mutuellement. Ses caresses me tiraient des gémissements incontrôlés en m’invitant à l’abandon.
Ma jouissance a été extrême dès cette première fois, et j’ai blotti mon visage dans le creux de son cou pour cacher les larmes que le plaisir avait fait jaillir.
Et, je suis restée là, je ne pouvais plus bouger. Je ne voulais pas non plus…
J’étais dans ses bras et je me suis endormie en espérant que l’éternité nous oublierait là, maintenant.
La nuit nous avait offert un peu de repos et un mouvement de son bras nous avait éveillés. Je m’étonnais de nous voir encore enlacés, comme s’il était attendu qu’il profite de mon sommeil pour partir, me quitter.
Nous avons repris nos caresses tendrement et cette seconde étreinte nous apportait de nouvelles sensations, une chaleur confortable et sereine. J’aimais ce corps musclé comme je l’avais imaginé, je regardais ses mains comme je ne l’avais jamais fait avant, son regard me disait que notre connivence s’était prolongée sur ces moments où sans parler nous savions nous trouver.
Au petit matin, le drap me couvrait partiellement.
Le lit vide gardait la chaleur de son corps. J’ai roulé sur la place qu’il venait de quitter pour m’imprégner de cette température résiduelle.
Il est parti.
Je m’y attendais.
Tant pis !
Le plaisir de ces instants a figé un sourire que je ne parvenais pas à laisser dans les draps abandonnés.
L’intensité de ces sensations n’existe que par leur caractère éphémère. Nous n’étions pas faits pour un partage quotidien mais je savais que notre prochaine étreinte n’attendrait pas la bienveillance d’un caillou.